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La vie d’autrefois à Etaples – IV

Mon premier naufrage.

Si Henri Leprêtre dans son livre ‘’ Marin pécheur au temps des voiliers’’ nous raconte des histoires plaisantes sur la vie des Etaplois, il ne peut passer sous silence les drames qui se déroulent en mer et qui frappent le monde de la pèche. C’est ainsi qu’il nous confie le naufrage vécu.

J’ai subi mon premier naufrage à l’âge de 16 ans, en rentrant au port d’Etaples, mais ce ne fut pas le plus terrible. C’était au cours d’une marée de septembre. Je voyais à une certaine distance le ‘’Sancta-Maria’’ sur lequel mon frère Pierre avait embarqué récemment en qualité de mousse, sous l’autorité de mon futur beau-frère qui, très prochainement devait épouser une de mes sœurs.

Nous naviguions tranquillement quand, brutalement, le vent se leva en tempête à 70° (soixante dix nœuds). Nous reçûmes sur le pont de tels ‘’paquets de mer’’  qu’à la hâte nous installâmes solidement d’avant en arrière, un ‘’va et vient’’ (gros câble) avant de nous résigner à démolir le bastingage à grands coups de hache, pour ne pas être submergés et coulés.  On réduisit la voilure. Ce fut dans ces conditions que, tous les six agrippés a ce cordage, de minuit à sept heures du matin, nous pûmes tenir en priant.

Hélas, quand le calme revint, le bateau de mon frère, monté aussi par six hommes, avait disparu. Dès notre retour à Etaples, réchauffés, changés et restaurés, nous fîmes un pèlerinage à  Saint Josse,  gardant espoir, nuit et jour, on priait devant le crucifix  et la photo de mon frère. De jour nous allions sur la grève à la recherche des corps.

Disparition de mon petit frère.

Neuf jours après, un bateau d’Etaples aperçut  trois corps ballotés  par les  vagues. Aussitôt le patron fit mettre le canot de sauvetage à la mer pour les récupérer et les ramener au port. C’est ainsi que, porté à bras sur une échelle, le corps de mon frère, âgé seulement de 14 ans, fut ramené à la maison et déposé sur une longue table, tandis qu’en toute hâte, un des porteurs s’en allait chercher le menuisier et un voisin, car dans ce cas, il faut procéder  très rapidement à la mise en bière dans un cercueil spécial.

Comment réaliser que j’avais devant moi mon petit Pierre, a ce point déformé et méconnaissable ? Ses beaux cheveux blonds étaient raidis et plaqués  sur le front par l’eau de mer, ses grands yeux bleus si rieurs, poussés par l’enflure du visage bleui, pendaient hors des orbites et n’étaient plus que de gros globes glauques et vitreux.

Avec quel soulagement, dois-je l’avouer, j’entendis notre vieux voisin me dire dès son arrivée (il avait l’habitude d’ensevelir les noyés) : tiens le contre toi sur le côté  pour que je puisse couper la couture des bottes.

Ainsi, je ne voyais plus cette face tuméfiée, mais en suivant le mouvement du rasoir, je revoyais par la pensée mon petit frère enfilant pour la première fois ces lourdes bottes, symbole de l’embarquement dont il avait tant rêvé. Après avoir jeté par terre la première botte et l’avoir tâtée, ce vieux matelots, endurcis par tant de naufrages, me déclara :   le cuir est encore bon, en le graissant bien, tu pourras ressemeler les chaussures de la famille .Sans doute avait-il raison !

Tous les vêtements coupés au rasoir, il ne restait plus qu’à laver le corps  avant de l’ensevelir dans le suaire de toile que ma mère, si courageuse, avait tenu à préparer elle-même.

Deux heures après, avec le menuisier, nous avons procédé à la mise en bière. Sur un lit de charbon de bois, nous avons déposé le corps aspergé d’eau bénite. Après avoir soudé le premier couvercle en zinc et vissé le deuxième en bois, on fixe au pas de vis aménagé à cet effet à une extrémité de la bière, un tuyau raccordé au conduit de la cheminée.(c’est indispensable pour évacuer les gaz.)

A peine ma mère aidée de mes sœurs et de voisines, avaient elles fini d’accrocher des draps blancs autour de la pièce et installé la petite chapelle mortuaire, que l’on vint  me prévenir que trois autres corps, dont celui de mon futur beau-frère, venaient d’être d’être découverts à marée basse  dans l’embouchure de la Canche.

J’arrivais chez lui au moment où, transporté dans un morceau de toile à voile, le corps traversait la maison pour gagner la cour  ou on le déposa sur le sol. Là avant le  déshabiller, nous l’avons dégagé à grands coups de seaux d’eau, de la gangue de vase qui l’enrobait. Le spectacle que je découvris alors était plus atroce que je ne pouvais l’imaginer, même après avoir rendu ‘’les derniers devoirs’’ à mon petit frère, aussi, je renonce à toute description.

Après l’avoir enseveli et mis en bière, il ne restait plus, en signe de deuil, qu’à accrocher à l’extérieur, en haut de la porte d’entrée, une large bande de drap, festonné, frangée d’argent, noir pour les adultes, bleu ciel pour les jeunes. Cette bande, dans la marine, signale la présence d’un mort, au même titre que la croix en paille à la campagne ou le crêpe en ville.

Tous furent enterrés le même jour, portés à bras par des voisins et amis accompagnés par les membres des confréries. En tête de cortège, la bière de mon frère selon l’usage, était portée par des jeunes gens, .la foule innombrable qui suivait ne pouvait pas trouver place dans l’église. En pareil cas, les hommes laissent la place aux femmes et prient à l’extérieur  silencieux et recueillis

P.S. Texte extrait du livre de Henri Leprêtre ‘’Marin pêcheur au temps des voiliers’’